La politique et la dictature
POLITEIA
pour
la
DÉMOCRATIE
&
L'ÉCOLOGIE
TRAITÉ
de POLITIQUE ALONSO
Chapitre : 1-4- Dictature
Selon
Hannah Arendt, « le citoyen idéal d'un régime totalitaire
n'est pas un militant convaincu, c'est quelqu'un pour qui la
distinction entre vérité et mensonge n'a aucun sens. »1.
Ce
citoyen modèle qui a perdu le sens du bien et du mal est instruit et
instrumentalisé par le pouvoir en place, parce qu'on lui fait croire
que l'injustice est un mal nécessaire, que son silence complice ou
son engagement le préservera du mal infligé à autrui et lui
apportera la reconnaissance des dirigeants. C'est ainsi que se sont
propagés des idéaux comme le racisme et le nationalisme, qui ont
fabriqué des serviteurs de l'indicible barbarie, que sont les
guerres, l'esclavage, le colonialisme, les génocides, la
« Françafrique » et la culpabilisation récente des
étrangers de notre incapacité politique à faire le bonheur des
gens. Un pas facile à franchir quand on sait que les civilisations
gréco-romaines et chrétiennes papistes considéraient l'esclavage
comme la condition naturelle des captifs de guerre, des prisonniers
politiques ou de droit commun. Toutes les civilisations ont eu leurs
esclaves, leurs indigènes ou leurs prolétaires corvéables à
souhait. Les capitales au cœur des empires ont toujours vécu
confortablement de l'extraction des richesses périphériques, qu'on
appelait les « exactions » au Moyen Âge. Toute personne
insoumise à la loi sacrée de l'État devenait un suspect, un
hérétique, un révolutionnaire, un terroriste ou un barbare. C'est
l'abandon du pouvoir par le peuple, qui fabrique le règne de la
minorité sur la multitude asservie, quel que soit le régime en
place.
La
violence politique, financière et le militarisme participent à la
formation de l'État, comme le montre Élodie Lecuppre-Desjardin2
: « La guerre au Moyen Âge en général (…) est un phénomène
inhérent à la montée en puissance des États. » avec « la mise
en place d'une structure fiscale régulière et la volonté de
convaincre des sujets impliqués dans ces opérations militaires au
long cours. (…) les résultats sur le long terme montrèrent que le
discours affirmant la nécessité de défendre l'État contribua à
imposer ce dernier. » « Le primat de la guerre (…) ne
cesse d'être affirmé lorsque l'on considère les trajectoires des
gouvernements européens de cette époque (…), qui articulent
guerre, fiscalité et affirmation de l'État. » L'équilibre de
l'État s'est construit au prix de désastres « économique et
démographique ». Ce climat de violence généralisée poussait les
populations rurales à prendre les armes pour se défendre des
troupes ennemies, des bandes armées de mercenaires affamés en
période de paix et des déserteurs affamés en période de guerre.
Pour convaincre les seigneurs de
faire la guerre, les chanceliers fondaient leur « requête
sur des prolégomènes inspirés de la lecture des auteurs classiques
tels Cicéron [106-43 av.
J.-C.], Aristote, Lactance
[250-325 apr. J.-C.], mais aussi Xénophon [vers
430-354 av. J.-C.] » - «
Pour que la chose publique s'épanouisse, il faut que les intérêts
du prince soient ceux du peuple et vice-versa. » - « La
guerre du prince est l'affaire de tous, puisque c'est au nom de son
peuple et pour la défense de ses terres que ce dernier risque sa vie
et son héritage. »
On
retrouve ce paternalisme souverain dans toutes les allocutions
rhétoriques adressées aux délégués des États, auxquels le
souverain ou son chancelier réclame des impôts supplémentaires
pour poursuivre une guerre de conquête présentée le plus souvent
comme étant une guerre de défense ; allocutions auxquelles – je
précise - s'ajoutent aujourd'hui les prétextes des droits de
l'homme ou humanitaires. Nous allons voir comment les gouvernements
ont construit l'identité nationale autour d'un monarque conquérant.
Jadis, la convocation de l'ost rassemblait tous les possesseurs de
fiefs, tous ceux qui portaient les armes et les troupes permanentes.
« Déserter signifiait mettre en péril la personne du Roi et ses
sujets, nuire au Bien public ». Les erreurs stratégiques des
Souverains et l'absence de ravitaillement en période de guerre,
entraînaient des désertions massives de soldats, qui s'abattaient
sur les populations des campagnes. En mars 1476, Charles le Téméraire
demande d'« exécuter tous les déserteurs (enfants compris) ».3
Les
peuples du monde entier du XXIe siècle paient toujours un lourd
tribut à la guerre, alors qu'ils n'ont jamais aspiré à autre chose
que la paix. La légitimité de la politique et du droit doit cesser
de reposer sur le paradigme de la violence. La montée en puissance
de l'État a toujours été contraire au bien-être des populations.
Le droit et le monopole de la violence doivent cesser de servir un
État qui use de la fiscalité pour piller et soumettre les vraies
Nations. Les Rois étaient avant tout des chefs de guerre et les
fonctions de chef des armées et de Chef de l'État restent souvent
confondues. Le régime d'exception prévu par les constitutions lui
attribue temporairement les pleins pouvoirs régaliens, comme le
pratiquaient les Romains. Le protocole qui accompagne l'exercice du
pouvoir exécutif est chargé de signes extérieurs d'appartenance
comme dans l'armée : drapeaux, Marianne, médailles, décorations,
salut, vêtements. Auxquels s'ajoutent les monuments aux morts, les
cérémonies des anciens combattants, les défilés militaires du 14
juillet, etc. En dictature, les marques de fidélité à la patrie, à
la doctrine et au Chef sont encore plus visibles, parce qu'elles sont
imposées à toute la population qui doit les arborer quotidiennement
pour ne pas être suspectée.
La
dictature exerce la terreur sur la population afin de briser toute
forme de résistance à son autorité. Le peuple est rééduqué et
doit acquiescer le pouvoir imposé. L'Inquisition catholique, à
partir du XIIIe siècle, est l'une des premières terreurs d'État.
La Terreur jacobine apparaît sous la Révolution française de 1793
à 1794. La Terreur rouge soviétique de 1918 à 1920, sous Lénine,
est un tremplin à la dictature à la Grande Terreur stalinienne, qui
a sévi de 1937 à 1938.
Le
penchant naturel de l'homme à vouloir dominer ses semblables et les
autres peuples fait que les dictatures surgissent parfois au cœur
des démocraties. Les dérives autoritaires dictatoriales arrivent
bien souvent dans une période de crise économique qui fait peur et
renforce le nationalisme avec l'illusion qu'une autorité centrale
forte est nécessaire. Des opportunistes arrivent au pouvoir avec la
propagande en désignant un ennemi intérieur ou extérieur permanent
responsable des malheurs du peuple. Dès lors, l'économie de guerre
se met en marche et il suffit d'une étincelle pour déclencher une
guerre extérieure, qui fait le bonheur des lobbies d'armement.
La
naissance du régime totalitaire allemand des années 1930, montre
que la montée de la dictature dans un régime initialement
démocratique repose sur une quantité de facteurs, que je propose
d'analyser ici pour mieux comprendre notre présent. Remontons à
l'Allemagne de 1871, quand Bismarck victorieux met en place une
monarchie constitutionnelle. A priori, on note une évolution dans
l'exercice de la démocratie, parce que le Parlement (Reichstag) est
élu au suffrage universel direct masculin et au scrutin
proportionnel. Rappelons que le scrutin proportionnel intégral peut
permettre aux plus petites formations politiques d'être représentées
au Parlement, ce qui force les députés au débat consensuel et aux
compromis, qui sont censés aboutir à des décisions capables de
satisfaire le plus grand nombre. Mais cette politique prend du temps,
elle est l'opposée de celle d'un dictateur, qui considère le
Parlement comme un obstacle à l'efficacité de sa politique, sauf
quand il en fait une chambre d'enregistrement de ses directives. En
1871, la fin de la guerre franco-prussienne fait que la France paie
de lourdes indemnités à l'Allemagne, qui favorisent le
développement économique de l'Empire allemand qui commence la même
année et prend fin avec la défaite allemande de 1918. Cette défaite
conduit l'Allemagne à plus de mesures démocratiques.
La
Constitution de Weimar inaugure la République du même nom le 31
juillet 1919. Le mode de gouvernement adopté possède un meilleur
équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif que le
précédent, puisque le Président n'est plus désigné par un
empereur, mais par les parlementaires, qui sont élus au suffrage
universel, avec en plus le droit de vote reconnu aux femmes. Les
contre-pouvoirs permettaient à 2/3 des parlementaires de demander un
vote populaire pour destituer le Chancelier du Reich. De son
côté, ce dernier pouvait avoir recours au référendum populaire
pour s'opposer à une décision du Parlement. De plus, si 1/10e des
citoyens l'exigeaient le peuple devait se prononcer par référendum
sur un projet de loi. Un des désaccords portait sur la manière de
limiter l'hégémonie de la Prusse. Hugo Preuss voulait découper son
territoire en dix länder4
pour l'affaiblir. Le sociologue Max Weber (1864-1920) misait de son
côté sur l'équilibre des deux pouvoirs avec une prédominance de
l'exécutif sur le Parlement. Effectivement, Weber dans Parlement
et gouvernement dans l'Allemagne réorganisée (1917),
prônait « la démocratie plébiscitaire » avec un chef
charismatique élu par le peuple.
L'élection
au suffrage universel de cet homme providentiel était censée le
soustraire à une désignation par les « notables » qui
siégeaient au Parlement. Le Parlement conservait une simple fonction
législative, face à un puissant exécutif incarné par le
Président. Notons au passage que c'est ce qui se passe actuellement
dans notre régime présidentiel avec notre Président Emmanuel
Macron,
qui gouverne à coups d'ordonnances, qui veut réduire les
représentants de l'Assemblée et du Conseil et du Conseil
Économique, social et environnemental.
Une autre théorie de type absolutiste de la puissance étatique,
celle de Carl Schmitt5
(1888–1985), a pour antécédent lointain la théorie du régime
royal absolu de Jean Bodin (1529-1596), dans laquelle le monarque
gouverne sans aucune norme juridique ; et pour antécédent plus
récent Sieyès6
et Weber. Dans la conception du pouvoir césariste wébérien, « est
souverain celui qui décide de l'état d'exception » (Théologie
politique, 1922).
Je précise que cet attribut est dévolu au Parlement ou au Chef de
l’État selon les Constitutions. Smitt va encore plus loin en
théorisant le « décisionnisme » absolutiste, qui est un
régime dictatorial permanent. Dans ce régime, l'état d'urgence
temporaire cède à la dictature permanente pure et simple, pour
s'opposer à un éventuel ennemi extérieur ou intérieur. Dans La
dictature
(1921) et Théorie
de la constitution
(1928), Schmitt reprend les visions de l'abbé Sieyès, fervent
révolutionnaire de la première heure, qui a fini par renoncer au
pouvoir constituant7
pour sauver la révolution assiégée de l'intérieur et de
l'extérieur. Persuadé en 1799 qu'un général pouvait sauver la
Révolution, Sieyès instaure avec Napoléon Bonaparte le Consulat.
L'Allemagne
d'entre les deux Grandes guerres n'était pas dans la même
situation. Schmitt voyait dans la forme révolutionnaire de
gouvernement, s'incarner la souveraineté du peuple. Pour que le
Président règne sans partage, il fallait s'affranchir du Parlement.
Ce cap est franchi en Allemagne en 1930, alors que la « crise »
venue des États-Unis la frappe de plein fouet, avec l'inflation
galopante, les faillites bancaires et industrielles, l'explosion du
chômage de masse, etc. Du pain béni pour l'état d'urgence, le
populisme et la montée du nationalisme et du Parti nazi. En 1932, le
régime d'exception est introduit dans l'article 48 de la
Constitution de Weimar en signant son acte de décès. Hitler est
nommé chancelier le 30 janvier 1933 après avoir gagné les
élections.
La
leçon de cette histoire est qu'aucun peuple ne doit faire confiance
aveuglément à un homme providentiel ou à un chef militaire, comme
Napoléon, Hitler ou de Gaulle. La frontière à ne jamais franchir
dans l'équilibre des pouvoirs établi par la Constitution est de
donner le pouvoir de faire la guerre ou de légiférer à l'exécutif
(ordonnance, décret-loi, projet de loi, article 49-3). Dès lors, ce
n'est plus la volonté générale exprimée par l'Assemblée élue
par le peuple qui mène la politique de la Nation, mais une
oligarchie au service des intérêts privés ; comme le fait
Macron depuis son élection en mai 2017. La démocratie demande du
temps, un projet de loi doit être discuté, voire amendé avant
d'être approuvé par le vote. Depuis les attentats survenus à la
fin 2015, la France est en guerre (propos du Président Hollande) et
le Gouvernement poursuit un état d'urgence renouvelé jusqu'en
novembre 2017. Cette décision aurait dû faire l'objet d'un
référendum, car elle est contraire à l'État de droit exigé dans
une démocratie. Ces mesures d'exception sont du pain béni pour les
partis d'extrême droite, qui entretiennent l'exclusion et la haine
des étrangers, en détournant les raisons des problèmes de notre
société, du sous-emploi, et nos chances d'y remédier. De plus, les
principales mesures liberticides de l'état d'urgence ont été
transcrites dans la loi en octobre 2017, ce qui dénote que la France
tourne le dos aux réformes utiles. Quand un peuple travaille dur et
ne cesse de s'affaiblir, c'est que les richesses qu'il produit sont
détournées par des profiteurs qui bénéficient de la protection du
droit. La seule solution est de renverser le gouvernement par les
urnes ou la désobéissance civile, d'élire une Assemblée
constituante, de demander l'établissement de cahiers de doléances,
de réécrire une Constitution pour annuler les lois scélérates,
sans retomber dans les travers de la Révolution de 1789, qui a ravi
une nouvelle fois la souveraineté du peuple français, en instaurant
le gouvernement des riches, pour les riches, par les riches.
Debout
citoyennes et citoyens ! Debout la démocratie !
Notes :
1-
Hannah Arendt, citée par le philosophe Jérôme Ferrari, dans
l'Humanité du 24 mars 2017.
2
- Les citations qui suivent sont tirées de son livre, Le royaume
inachevé des ducs de Bourgogne, Élodie Lecuppre-Desjardin,
Belin, 2016. (145)
3-
Fin de citation de
Lecuppre-Desjardin.
4-
« Länder » est le pluriel de « land », qui
désigne en Allemagne, un des 16 États
indépendants fédérés, qui possède sa capitale. Berlin, Brême
et Hambourg sont à la fois des Länder et des capitales.
5
- Carl Schmitt (1888–1985) était un théoricien et professeur de
droit engagé dans le Parti nazi dès 1933. Sa doctrine juridique du
décisionnisme a inspiré le Reich sous le régime nazi. (w)
6
- Homme d'Église, vicaire général à Chartres et politicien sous
la Révolution française, Emmanuel-Joseph Sieyès, dit « abbé
Sieyès » (1748-1836), est député du tiers état de Paris,
sa brochure révolutionnaire, Qu'est-ce
que le Tiers État ? (1789), le
rend célèbre. C'est lui qui convainc les députés du tiers état
de se proclamer Assemblée nationale le 17 juin 1789. Il préside
l'Assemblée des Cinq-Cents après le coup d'État
du 4 septembre 1797 contre les royalistes devenus majoritaires dans
les deux Assemblées. Membre des cinq directeurs sous le Directoire,
croyant la République condamnée à cause des palabres du «
gouvernement des avocats », il participe à l'ascension de
Bonaparte en politique. (herodote.net)
7
- L'Assemblée constituante est formée de députés élus par le
peuple. Ce pouvoir constituant, qui a en charge d'établir une
constitution, désigne un comité de rédaction ou de révision de
la Constitution. Le pouvoir constitué est celui qui est élu pour
gouverner. Ces expressions reprises en 1789 en France datent de la
Constitution fédérale américaine de 1787.